Cette histoire de l'Assurance Anglaise est extraite de l'ouvrage de Paul Govare, "L'assurance Maritime Anglaise", publié en 1929 (Voir Bibliographie pour plus de détails sur l'ouvrage).

 

Origines de l'assurance maritime en Angleterre

 

L'assurance maritime remonte évidemment à une époque très ancienne, mais il est bien difficile de préciser à quel moment elle a fait sa première apparition. Des savants prétendent, sans le démontrer, que les Grecs et les Romains, les Phéniciens même ne l'ignoraient pas ; les textes qu'ils invoquent émanent de littérateurs et non de jurisconsultes et il faut leur faire subir une pénible et discutable analyse pour y découvrir la preuve cherchée. Il est difficile d'autre part d'admettre que les Romains n'aient pas eu au moins l'idée de chercher à se garantir contre les risques des naufrages, si l'on se rappelle combien de fois, dans les Institutes et les Pandectes, on retrouve ce type de la condition aléatoire . « Si navis ex Asia venerit » Les anciens étudiants du droit romain ne l'ont certes pas oubliée.

Ce qui est établi, c'est que les Romains ont connu le contrat à la grosse aventure, le nauticum feenus et on peut supposer avec Emerigon (Préface, p. iv) que ce contrat, combiné avec la fidéjussion et d'autres contrats aléatoires, a été employé par eux tant pour couvrir les risques de naufrage ou de capture que pour tourner les lois qui alors régissaient avec sévérité le prêt à intérêt. Justinien autorisait le taux de 12 % sur prêt à la grosse, tandis que le taux normal n'excédait pas 6 %.

Justinien meurt en 565 après J.-C. et voici que le Talmud de Babylone, qui remonte à peu près à la mème epoque, s'exprime en ces termes à propos de la navigation dans le golfe Persique :

« Les marins peuvent convenir entre eux que, si l'un d'eux perd son navire, on lui en construira un autre. Si l'un d'eux a perdu son navire par sa faute, on n'est pas obligé de lui en donner un autre. S'il l'a perdu en allant à une distance où les navires ne vont pas d'ordinaire, on n'est pas obligé de lui en construire un autre. » (Traduction de Rabbinowiez, t. II, p. 489, citée par Desjardin, t. VI, § 1290.)

Ici aucune contestation n'est plus possible et voilà le premier exemple authentique d'une assurance maritime mutuelle, avec, en outre, les éléments de la théorie de la faute et de la réticence ou de la déviation.

Malheureusement entre ce document du VIième siècle et les autres monuments que nous possédons sur l'assurance maritime, il y a un intervalle, un gouffre de près de neuf cents ans et c'est seulement vers 1380 qu'on retrouve trace de la fondation en Portugal d'une compagnie d'assurances mutuelles ayant pour objet les risques de mer. (Voir Cauvet, Introduction, p. xxxix.)

Le 21 novembre 1435, paraît à Barcelone une ordonnance en vingt articles pour « extirper toutes fraudes, dommages, discussions et débats qui pourraient avoir lieu en ladite ville à l'occasion d'assurances sur navires et autres bâtiments et sur marchandises, effets et biens et aussi pour l'avantage (les assureurs aussi bien que des assurés. » Il y est dit que tous les assureurs d'un même risque y contribueront au marc le franc, peu importe si les polices sont distinctes. Il y est prescrit d'employer des clauses rédigées en termes clairs et précis. Enfin l'assuré doit, d'ordre public, rester à découvert, selon le cas, d'un quart ou d'un tiers. Le règlement de l'indemnité a lieu dans les quatre mois du sinistre ou dans les six mois de la date des dernières nouvelles.

C'est le premier essai qui nous soit parvenu d'une réglementation de la matière de l'assurance. Il démontre en tous cas que, dès cette époque, l'assurance maritime est en pratique ordinaire, en pleine prospérité et par conséquent, si elle a disparu au moyen âge, il y a longtemps déjà qu'elle a revu le jour.

A partir de ce moment les règlements et ordonnances, les documents officiels vont se multiplier et se perfectionner tout spécialement en Italie, où nous citerons surtout les Règlements de Florence (1523), Ancône, Pise et Venise. En France le Guidon de la Mer, publié à Rouen à la fin (In xvi° siècle, est un véritable code de l'assurance et à propos de la police anglaise, nous aurons lieu de nous en occuper encore. L'Honneur d'avoir vulgarisé l'assurance maritime, de l'avoir transformée en une doctrine scientifique et raisonnée, revient toutefois sans conteste à l'Italie qui a même donné son nom Polizza (police) à l'acte écrit qui constate et règle chaque Convention d'assurance.

Parallèlement on ne négligeait pas le contrat à la grosse ; dès le XIIième siècle, on en retrouve des traces et vers 1348 la ligue Hanséatique proclamait à Lubeck des règles destinées à supprimer les fraudes auxquelles ce contrat ne donnait que trop souvent lieu.

C'est aussi la Ligue Hanséatique qui aura le mérite d'introduire en Angleterre les contrats d'assurance. Des succursales, des comptoirs des maisons de Lubeck et de Brème s'étaient fondés à Londres ; des Hanséates .y faisaient le commerce et s'y étaient fixés à demeure. Ils occupaient une sorte de Khan, qu'on appelait le Steelyard et qui n'a disparu que récemment ; il se trouvait à peu près à l'emplacement actuel de la gare de Caution Street, du South Eastern 'and Chatham Railway C°. Ces Allemands avaient conservé toutes leurs coutumes nationales et assuraient leurs chargements et leurs navires comme le faisaient leurs frères, restés sur le continent. Mais leur prospérité excita la jalousie des Anglais et en 1578, à l'instigation de sir Thomas Gresham, Elisabeth ordonna leur expulsion.

A coté des Allemands, commerçants et armateurs, vivait une importante colonie italienne. De riches Lombards, chassés parles guerres civiles qui déchiraient leur patrie, étaient arrivés vers 1250 se fixer à Londres et y Continuaient leurs opérations de banque. En fait ils pratiquaient l'usure, mais leur qualité de catholiques, la protection du Pape `dont étaient les agents financiers; leur firent obtenir une situation meilleure que celle des juifs qui les avaient précédés, mais qui par des procédés plus violents, par des taux plus élevés, s'étaient attiré la haine du peuple. Les Lombards, nobles pour la plupart, fréquentèrent à la Cour et devinrent les banquiers, les prêteurs attitrés des Rois. Pour se mettre à l'abri des attaques et de la convoitise de la populace, ils obtinrent la concession d'un terrain sur lequel ils édifièrent de véritables forteresses et qui était entouré de fossés et de murs. Ce fut Lombard Street, aujourd'hui encore le centre des affaires financières de l'Angleterre. En 1338 Edouard III trouva ses banquiers ordinaires peu disposés à lui faire de nouvelles avances ; pour leur forcer la main, il eut recours, à un procédé que le Venezuela reproduisait en 1902, il les fit emprisonner. Les Lombards achetèrent à grand prix leur liberté, mais sitôt après, beaucoup quittèrent l’Angleterre ou ils ne se sentaient plus en sûreté.

Avant tout ils étaient banquiers et ce n'était qu'accessoirement qu'ils souscrivaient des assurances. Mais les nombreux contrats qu'ils passèrent profitèrent de l'état de perfectionnement que l'assurance avait atteint en Italie. Nous -avons cité plus haut les ordonnances de Florence, Pise et Venise. En 1323 un ancien statut florentin décrit une formule de contrat d'assurance maritime et la présente comme «étant la police généralement et universellement en usage ». C'est cette formule qui a servi de modèle à la police de 1613 qu'on a conservée à la bibliothèque bodleyenne, à Oxford.

Les Hanséates avaient introduit et propagé l'assurance; mais ce sont les Lombards qui l'acclimatèrent et la perfectionnèrent. Ils furent les premiers assureurs anglais à primes fixes et laissèrent dans le monde des affaires un souvenir si vivace qu'aujourd'hui encore chaque police du Lloyd finit par ces mots : « la présente aura la même force qu'aucune police signée à Lombard Street ». Et pourtant il y a beaux jours qu'on n'y a plus fait aucun contrat d'assurances maritimes.

Sir Thomas Gresham qui en 1578 faisait chasser les Hanséates du Steel Yard avait été commissaire de la Reine à Bruges et à Anvers. Il avait vu la prospérité du commerce continental ; il commença par expulser les étrangers qui détenaient en Angleterre tout le commerce, puis ayant fait place nette, il essaya d'imiter les usages des Pays-Bas, d'importer les règles de la Hanse. C'est lui qui fonda le Royal Exchange. C'est aussi sous son inspiration, que la reine Elisabeth décréta en 1582 la création d'une Cour de Justice pour juger sans délai et sans frais les affaires d'assurances maritimes « que jusqu'ici des commissions de marchands graves et discrets tranchaient à l'amiable ». Elle est composée de 4 légistes et de 8 marchands. La Cour de Chancery statue sur les appels, mais après seulement que le montant des condamnations prononcées en première instance a été consigné. Les Cours de droit commun affectèrent de mépriser et d'ignorer cette juridiction spéciale, de sorte qu'à la fin du XVIIième siècle, elle disparut complètement après avoir fait peu de besogne.

Les Italiens, les Hanséates sont partis. C'est seulement maintenant, après le règne d'Elisabeth, que le commerce de l'Angleterre va passer aux mains des Anglais.

 

Le Lloyd et les Compagnies à charte depuis leur fondation jusqu'en 1810

 

Dans Tower-Street, la rue maritime et commerciale par excellence, Edward Lloyd tenait un café. Quand était-il né? Quand avait-il fondé sa maison? On l'ignore et c'est en 1688 que pour la première fois on trouve son nom dans les petites affiches de la London Gazette.

Ce n'était mène pas le seul ni le premier café ouvert à Londres. II semble que ce soit Bowman qui ait en 1652 créé l'institution des cafés. Il appelait le sien « Kauphy ». Et c'était bien réellement une institution ; chaque café avait sa clientèle spéciale, où se réunissaient les personnes .de même condition, engagées dans le même commerce. Il y avait le café des Arméniens, des Vénitiens, des Flamands, etc. On y parlait politique et on y colportait les nouvelles, chose de grande importance à une époque où la presse n'existait pour ainsi dire pas. Au point que Charles II prit ombrage des cafés et les ferma. Mais les Cours de Justice, donnant en ceci un de ces exemples de dignité et d'indépendance si fréquents dans l'histoire de l'Angleterre, annulèrent la décision royale comme illégale et autorisèrent la réouverture des cafés, à condition toutefois que le tenancier empêcherait toute diffamation, tout scandale et surtout toute médisance sur la Cour. Aussi le cafetier devient-il alors une manière de personnage.

Edward Lloyd, il l'a prouvé, ne devait pas être un homme ordinaire. Il avait l'esprit d'entreprise et son incursion dans le journalisme va démontrer qu'il n'était pas dénué d'instruction. Sa maison de Tower-Street était surtout fréquentée par les marchands qui recevaient et expédiaient des cargaisons par la Tamise ; il y venait quantité de capitaines de navires. Les petites affiches du temps nous racontent que chaque fois qu'un esclave, un nègre s'enfuyait, on priait le public de le ramener chez Lloyd contre bonne récompense. Mais Lloyd's coffee ne servait pas qu'aux objets et aux nègres perdus. C'est là que se faisaient aussi la plupart des ventes aux enchères.

Y faisait-on des assurances maritimes? Rien n'est moins certain. Jusqu'au grand incendie qui en 1666 détruisit presque toute la Cité, les banquiers de Lombard Street avaient seuls souscrits des polices d'assurance, mais comme simple accessoire de leur commerce principal. Alors commencèrent à s'établir des négociants qui se firent une spécialité des assurances. Ceux-ci devaient naturellement rechercher la société des marchands, armateurs et capitaines et aller les retrouver dans le café où ils fréquentaient. Mais en 1692, Lloyd va s'installer dans Lombard Street et sa clientèle le suit ; les financiers, les banquiers s'y rendent et désormais Lloyd's café, les affiches en justifient, devient le centre de toutes les affaires maritimes, spécialement des assurances des navires et de leurs chargements.

Pour procéder aux ventes aux enchères, on avait construit une estrade, une sorte de chaire. C'est du haut de cette chaire qu'un des garçons (waiter) lira au public toutes les nouvelles qui parviennent et ce fut là peut-être la véritable origine d'une des plus puissantes et des plus merveilleuses institutions du monde commercial. Des employés du Lloyd portent encore aujourd'hui ce nom de « waiter » en souvenir de cette antique origine.

On ne vend plus ailleurs les navires aux enchères, l'Amirauté elle-même y met les prises à l'encan ; des affaires de toutes sortes et de toute importance s'y traitent ; aucune police pour ainsi dire qui ne soit signée sur la table du café. Les nouvelles y arrivent de première main.

Alors comme aujourd'hui l'information jouait le premier rôle chez Lloyd et il y puisa l'idée de faire imprimer ces nouvelles dans une feuille qui porta le nom de Lloyd's news. C'était un évènement à une époque ou l'unique journal qui parût était l'insipide et officielle London Gazette, quelque chose comme le « Moniteur officiel de Pe-King », une feuille qui ne rendait compte ni des débats du Parlement ni des grands procès politiques alors très fréquents devant les Cours de justice, et qui se bornait à des faits divers anodins, suivis d'avis et d'affiches. Le nouvel organe donnait plus d'information et rapportait tous les renseignements reçus des principaux borts. Mais les Pouvoirs publics virent d'un mauvais oeil cette innovation et pour un motif assez mal connu, la publication cessa tout à coup, en 1696. Il avait paru 76 numéros qu'on peut consulter, presque tous, à la bibliothèque Bodléyenne d'Oxford.

Trente ans après, en 1726, le journal va reparaître sous le nom de Lloyd's list, qu'il porte encore aujourd'hui (Mercantile and shipping gazette and Lloyd's list).

Au commencement du XVIII° siècle, les clients de Lloyd's traversèrent une crise- qui faillit entraîner leur ruine et celle de leur hôte habituel.

Déjà en 1601, un sieur Candler, au lendemain de la création par lui d'un « office d'assurance », avait obtenu d'Elisabeth II le privilège exclusif de dresser et rédiger des polices. Les assureurs, les courtiers et les notaires avaient fait entendre de telles protestations, qu'un arrangement intervenait ; Candler ne semble pas avoir retiré grand bénéfice de son privilège.

En 1720 l'alerte fut plus chaude.

La France, selon sa coutume, venait d'étonner le monde, par sa folie spéculative, les scandales de la rue Quincampoix, la débâcle de Law, le condamné à mort d'Old Bailey, mais la France, à peine sortie de cette secousse, commençait à se ressaisir. La crise éclata alors en Angleterre dans des conditions incroyables ; mais là, au lieu de la Compagnie du Mississipi, ce fut la South Sea Bubble (la chimère de la mer du Sud), qui tourna toutes les tètes. Des centaines de compagnies surgirent pour s'évanouir aussitôt ; d'aucunes, le jour même de leur naissance. Relativement, il n'y eut pas beaucoup de compagnies d'assurances. Il est vrai que la qualité compensait la quantité. On fonda des compagnies d'assurances contre le mensonge, contre le vol, contre l'abus des liqueurs fortes, contre les infortunes conjugales, etc. Est-il besoin d'ajouter que ces intéressantes sociétés furent éphémères ?

Deux pourtant survécurent à la crise et résistèrent au krach formidable de 1721. Ce sont la « London Assurance Corporation » et la « Royal Exchange Assurance Corporation » qui existent encore aujourd'hui, les doyennes des compagnies d'assurances. Le roi Georges I leur concéda des lettres patentes ; aux termes de ces chartes, les compagnies sont d'abord obligées de payer une indemnité double à l'assuré, dont à tort elles auraient écarté la réclamation ; mais le point capital de ces chartes est qu'elles accordent à ces deux compagnies, à perpétuité, le monopole, le privilège exorbitant, d'être les seules sociétés qui puissent se fonder et souscrire des assurances maritimes et des lettres de grosse. Seuls les particuliers, agissant en leur nom privé, conserveront la liberté de passer de tels contrats.

Les assureurs du café de Lloyd s'émurent et protestèrent avec indignation contre ce monopole. D'interminables débats commencèrent, des poursuites en corruption contre les ministres, les magistrats. Il parait bien établi que le roi lui-même avait reçu un pot de vin considérable ; aussi les compagnies emportèrent-elles la victoire. Chose singulière! Cette défaite des assureurs du Lloyd fut la cause rie leur prospérité, en empêchant toute autre compagnie que les deux privilégiées, de leur faire concurrence et quand, plus lard, elles devront défendre leur monopole attaqué par l'opinion publique, elles ne trouveront pas de plus chauds partisans (lue leurs adversaires de 1720.

Pourtant, pour elles, tout n'était pas encore dit. A peine de déchéance et aux termes de leurs patentes, elles devaient verser au trésor une redevance de £ 300.000. Ruinées par le krach, elles ne furent pas en mesure de s'exécuter; la déchéance s'imposait. Mais le roi et le speaker (président) de la Chambre des Communes, Lord Onslow, étaient au nombre des actionnaires. Aussi accorda-t-on tout le délai désirable aux deux pauvres insolvables. Après deux années des plus pénibles, elles commencèrent cette période de prospérité qui dure encore. Dés 1740, elles souscrivaient un neuvième des risques, le reste étant couvert par les assureurs individuels de Lloyd's Coffee House. Ce fait fut révélé par l'enquête parlementaire de 1810.

La crise fut salutaire. Les assureurs individuels, stimulés par la concurrence, s'organisèrent.

Lloyd recommence la publication des nouvelles qui deviennent chaque jour plus nombreuses et plus rapides (1720). Le Lloyd's List contient le cours du change des principales monnaies étrangères, le cours de beaucoup de valeurs de Bourse, les marées, et surtout des renseignements commerciaux et maritimes, les arrivées et les départs des grands ports anglais et étrangers. De Lisbonne, un correspondant régulier, le précurseur des Lloyd's agents, envoie un courrier Hebdomadaire. Enfin le journal se termine par l'avis des sinistres et des prises, à cette époque si nombreuses, et dont la marine anglaise a surtout à souffrir.

Un nouveau péril menaçait l'assurance. On ne couvrait plus seulement des risques maritimes, des, sinistres ; on souscrivait des polices scandaleuses, véritables paris sur n'importe quel événement aléatoire, la prise d'une ville, la mort d'un personnage. Georges II prohiba ces assurances fantaisistes, qu'on dénomme « Wager policies », mais toutes les mesures législatives demeurèrent à cet égard inopérantes et les assurances paris continuèrent de plus belle. On nous a conservé une police qui, au taux de 3 %, assurait la vie de l'Empereur Napoléon du 21 mars au 21 avril 1813. Aujourd'hui encore on peut assurer au Lloyd, la vie des chevaux de bourses, leurs succès, leurs prix, la survenance de jumeaux, ce qui a permis à un facétieux rédacteur du Journal des Débats de dire que le Lloyd était un « vrai bazar d'assurances » !

Hâtons-nous d'ajouter que ces wager policies fantaisistes, absolument exceptionnelles de nos jours, ont puissamment contribué â l'origine, au développement de l'assurance maritime.

Les clients de Edward Lloyd, mort vers 1740, décidèrent, pour mettre un terme à ces abus -et pour écarter les personnes peu recommandables qui se mêlaient à eux-, de se constituer en société fermée. Ainsi était supprimé l'inconvénient fatal de la promiscuité, dans un café ouvert à tous. Ce fut un véritable cercle, composé de 79 membres présidés par Van Mierop et payant chacun une somme de £ 100. L'administration fut confiée à un comité de neuf membres et la cotisation annuelle fixée à £ 20. Ceci se passait en 1771.

Mais pour ce cercle d'assurances, il fallait un local, difficile à trouver. Angerstein, le véritable fondateur du nouveau Lloyd, l'installa dans les bâtiments du Royal Exchange, qu'il n'a plus quittés depuis. Il y avait deux chambres tout à fait distinctes, l'une réservée aux membres, le cercle; l'autre publique, un café en somme, comme à Lombard Street, ouvert à tout venant. En 1801, les lettres, même officielles, même adressées au Gouvernement, sont encore datées de « Lloyd's Coffee house » signées par le « waiter » et un secrétaire d'Etat refusera d'y répondre parce « qu'il ne veut pas être en relations avec un garçon de café ».

La période terrible pour le monde maritime qui s'écoula entre 1775, commencement de la lutte des Etats-Unis, jusqu'à la chute de l'Empire en 1815, période de guerres incessantes, de crises et de prises, fut au contraire, pour l'assurance la cause définitive de son triomphe. Aucune expédition n'osait plus dans le monde entier s'aventurer en mer sans avoir bien et dûment fait couvrir tous les risques sur corps et sur facultés. Le Lloyd prit alors tout son essor et souscrivit des sommes considérables.

Il eut aussi à subir des pertes immenses, mais cela même lui servit, car le commerce admira avec quelle endurance et quelle loyauté toutes les indemnités furent réglées. Le bon renom du Lloyd était affermi, à tel point que pendant les guerres de l'Empire, c'était en Angleterre que beaucoup d'armateurs français se sont fait assurer contre les risques de prises par la flotte anglaise. Le fait méritait d'être souligné.

Un autre incident qui reste bien vivace dans les tristes souvenirs du Lloyd remonte à la même époque. C'est le naufrage de la Lutine qui se perdit le -10 octobre 1799, à l'entrée du Zuyderzée et dont le règlement coûta aux assureurs plus de trente millions.

La Lutine était un navire de la marine de l'Etat, et on ne sait pas très bien comment elle se trouvait engagée au service d'intérêts particuliers. Diverses versions ont circulé, toutes aussi problématiques. Toujours est-il qu'elle portait en Hollande et à Hambourg un chargement d'or monnayé, quand elle coula et se perdit corps et biens. Le sauvetage de cette précieuse cargaison a tenté bien des convoitises; peu de tentatives furent rémunératrices et aujourd'hui encore les flancs de la Lutine, ou ce qui peut en subsister, renferment plus de 25.000.000 de francs, que jamais on n'a pu en retirer.

Cette histoire de la Lutine devait trouver place ici. D’abord elle est classique ; on ne peut entrer au Lloyd sans que votre cicerone vous exhibe les morceaux du gouvernail qui ont été transportés dans la grande salle, comme un souvenir et comme une leçon. Ensuite elle fait honneur à la solvabilité d'assureurs qui, sans effondrement, peuvent traverser une pareille épreuve. D'ailleurs Lloyd est parvenu à son apogée; il est devenu un corps officiel, il correspond avec le Gouvernement et l'Amirauté; on le consulte publiquement avant de conclure les traités de commerce.

Sous l'inspiration de ses présidents, tout particulièrement d'Angerstein et de Francis Baring, l'un et l'autre d'origine allemande, le Lloyd se signala par deux mesures bien opposées, mais qui toutes deux lui valurent l'admiration de l'Angleterre entière et une immense popularité. C'est la création de l'institution des bateaux de sauvetage répandus tout le long des côtes. Puis le Patriotic Fund, la souscription patriotique lancée et organisée par le Lloyd en 1803 pour défendre l'Angleterre contre les menaces d'invasions de Napoléon. Elle atteint le chiffre, énorme pour l'époque, de £ 629.000 ou Fr. 16.725.000. Toutes les classes de la société anglaise, à l'exception de la noblesse toutefois, y prirent part avec un enthousiasme digne d'éloges.

Chez nos voisins d'Outre-Manche, aucune corporation ne saurait s'élever et se maintenir au premier rang si elle ne manifestait à la fois des vertus civiques et philanthropiques, si elle n'exerçait aussi une influence politique. Car autrement elle serait bientôt abandonnée par l'opinion publique, sans laquelle rien ne peut exister en Angleterre.

 

L'assurance maritime de 1810 à 1904 Le régime de liberté

 

En 1810, la prospérité du Lloyd, les bénéfices que réalisaient tous les assureurs individuels et les deux Compagnies privilégiées (chartered) suscitèrent des envieux et des jaloux. On s'insurgea contre le monopole accordé par l'Edit de 1720 à la London Assurance Corporation et à la Royal Exchange Assurance Corporation et on réclama pour toutes les compagnies sans distinction le droit et la liberté de souscrire des risques maritimes. C'étaient la puissante compagnie du Globe et un syndicat des principaux négociants de la Cité; qui se mirent à la tète du mouvement.

Et l'on vit alors se produire un spectacle assez singulier. Les deux Corporations visées par les pétitionnaires faisaient en somme peu d'assurances maritimes, s'étant tournées surtout vers la branche Incendie ; la perte éventuelle de leur monopole ne les atteignait pas sensiblement. Aussi se défendirent-elles assez mollement contre ces attaques.

Leur véritable défenseur, ce fut le Lloyd qui en 1720 avait fait tant d'efforts, d'ailleurs inutiles, pour empêcher l'édit d'être promulgué. Mais depuis, le Lloyd avait fait très bon ménage avec les deux Corporations à charte ; depuis le Lloyd avait compris que le monopole le protégeait contre la création et la concurrence de nouvelles compagnies et il mit à protester contre l'abrogation de l'édit de 1720 autant d'ardeur qu'il en avait mis alors à le combattre. Il s'attacha à démontrer que des compagnies régies par des statuts, administrées par des comités, étaient fatalement de mauvais assureurs ; elles ne prendraient que les meilleurs risques et qu'adviendrait-il des risques médiocres ou mauvais, quand les assureurs individuels du Lloyd auraient disparu, privés des bons risques, ruinés par la concurrence ?

Cependant la Chambre des Communes, saisie d'un projet de loi, nomma en 1810 une commission parlementaire qui procéda à une enquête des plus minutieuses. Son rapport fut nettement favorable au régime de liberté absolue ; il constatait que sur cent risques, cinquante seulement étaient couverts, ce qui démontrait l'insuffisance du système actuel d'assurances. Il ajoutait aussi que des compagnies présenteraient plus de garanties de solvabilité que des assureurs individuels.

Cependant le bill fut rejeté, grâce aux énergiques efforts de Marryat, membre du Parlement et Président du Comité du Lloyd. La London Assurance Corporation et la Royal Exchange Assurance Corporation conservèrent leur monopole, à la grande joie de leurs meilleurs amis. Joie de courte durée, toutefois, car seize ans après la lutte recommencera et cette fois les partisans de la liberté seront vainqueurs. Tant il est vrai que partout et toujours un privilège quelconque, dès qu'il commence à être battu en brèche, est fatalement condamné à disparaître.

Les vainqueurs du moment n'étaient pourtant pas restés inactifs. L’enquête parlementaire de 1810 avait révélé bien des abus et des incorrections. Le président du Lloyd, Marryat, qui venait de jouer à la Chambre un rôle si actif, entreprit de les faire disparaître.

Depuis son installation au Royal Exchange en 1771, le Lloyd existait sans statuts très fixes ni très précisés. Il était maintenant régi par un Comité de 21 membres, sans attributions déterminées. Le service matériel était fait par des garçons de café (waiters) et par trois patrons (masters), évidemment les successeurs d'Edward Lloyd, qui encaissaient les cotisations, mais, par compensation, payaient le loyer, fournissaient le pallier, le mobilier, le matériel, inscrivaient les nouvelles au fin- et à mesure de leur réception et écrivaient toutes les lettres adressées au nom du Lloyd.

Le nouveau règlement, adopté à cette époque (1811) n'a presque pas été modifié depuis.

Tout candidat doit être présenté par six parrains qui se portent garants de sa moralité et de sa solvabilité ; l'admission a lieu au scrutin secret. Le droit d'entrée est de £ 25, la cotisation annuelle de £ 4 pour chaque membre et pour chaque fondé de pouvoir (substitute). Le Comité peut exclure à son gré tout fondé de pouvoir gin donne lieu à une plainte.

 

Ce Comité se compose de 12 membres, sortant a tour de rôle par quart. Trois de ces membres forment la Trésorerie et chacun d'eux est en permanence pendant rugi certain temps. Ils reçoivent rune indemnité de £ 200 par an.

Un secrétaire salarié centralise la correspondance et le service technique. Mais le service matériel est fait par les trois masters (patrons) qui agissent conjointement, subviennent à toutes les dépenses, en échange, encaissent tous les profits et notamment les cotisations. Il y avait, en 1810, seize cents membres inscrits. Ces masters continuent  la tradition des anciens tenanciers du café primitif.

Là principale innovation fut la création des agents Du Lloyd, nommés par le Comité dans tous les grands ports du monde, et chargés de renseigner les assureurs, de défendre leurs intérêts. Ces agents se recrutent dans l'élite du monde commercial dans tout l'univers et le titre de Lloyd's agent est un brevet de compétence et d'honorabilité. Il était en même temps interdit à tous les membres faisant partie du Lloyd de prendre au dehors un agent personnel ; ils ne peuvent employer que l'agent attitré du Lloyd.

Marryat proposait aussi la constitution d'un bureau de dispache, calqué sur celui qui existait à Hamburg. Sa motion fut repoussée. Un tel bureau serait sans utilité pratique en Angleterre ou fonctionne la corporation des « Lloyd s average adjusters », institution analogue au Lloyd's, parallèle, mais indépendante, dont il sera parlé plus loin à propos des règlements des sinistres (page 17).

Anjourd'hui et depuis le 25 mai 1871, le Lloyd a revu la personnalité civile par une loi, il est incorporated ; il lui est donc possible de recevoir des donations et des legs, agir en justice, nommer des agents. Il comprend des membres assureurs, doublés de leurs fondés de pouvoir et des membres non assureurs qui s'adressent a lui surtout comme à une merveilleuse agence de renseignements sans équivalent dans le monde. Car l'information est avant toutes choses la caractéristique moderne du Lloyd où toutes les nouvelles intéressant à un titre quelconque le commerce maritime sont revues avec la plus grande rapidité jour et nuit, affichées et transcrites sur des registres spéciaux. Chaque navire, chaque capitaine a son dossier où se trouve relaté tout ce qui peut intéresser le public. Enfin des chasseurs montés à bicyclettes vont porter toutes les dix minutes porter les bulletins des dernières nouvelles aux souscripteurs. D'autres recourent au téléphone ou au télégraphe imprimeur. Le Lloyd n'a rien perdu de la prospérité qui depuis 1803 lui est restée fidèle. 11 s'est contenté de se transformer suivant les exigences du commerce moderne et international.

Mais en 1826 il eut. à soutenir une nouvelle et dernière lutte. Un grand banquier, Nathan Rothschild venait de créer une compagnie d'assurances sur, la vie et contre l'incendie, l'Alliance. D'autre part, il avait organisé, pour ses affaires de bourse  et ses spéculations, tout un système de renseignement qui fonctionnait à merveille et dans toute l'Europe. Il eut l'idée de faire profiter de ses informations une compagnie d'assurances maritimes. Pour y parvenir, il sollicita et obtint l'abrogation de l'édit de 1 720 ; le Lloyd recommença la lutte de 1810, mais cette fois ses efforts demeurèrent stériles et le principe de la liberté fut proclamé.

Un des actionnaires de l'Alliance, déjà constituée alors comme société d'assurances sur la vie et contre l'incendie, intenta un procès à Nathan Rothschild ; il soutenait que c'était modifier l'objet de la société que d'y adjoindre les assurances maritimes ; or on ne peut modifier l'objet d’une société sans le consentement unanime de ses actionnaires. En fait, ce plaideur était simplement l'homme de paille du Lloyd. Il gagna son procès, mais sans résultat. Car Nathan Rothschild laissa l'ancienne Alliance s'occuper exclusivement de l'affaire Incendie et Vie. Parallèlement, mais tout à fait indépendante; il lança l'Alliance Maritime Insurance Company avec un capital de £ 5 000.000, soit cent vingt-cinq millions. Le Lloyd et ses assureurs individuels entrevirent leur dernière heure ! La nouvelle compagnie ne leur fit toutefois aucun tort, et en 1810 elle réduisait son capital à un million de livres sterling.

Le privilège avait vécu. Le régime de la liberté provoqua la constitution de nombreuses compagnies. Après l'Alliance, la plus ancienne et la plus forte de toutes, apparurent l'Indemnnity dont le célèbre William Ellis était directeur, la Marine, fondée en 1836, l'Océan, quantité d'autres, impossibles à énumérer, presque toutes disparues. La responsabilité des actionnaires était illimitée à cette époque, car c'est seulement en 1814 que fut promulguée la loi anglaise sur les sociétés anonymes, qui restreint leur responsabilité au capital social. Depuis lors, depuis 1859 surtout, le nombre des nouvelles compagnies est considérable ; beaucoup s'évanouirent avant même de fonctionner ; quelques-unes constituèrent de simples escroqueries. Il serait sans intérêt de citer les compagnies actuellement en exercice, et en concurrence avec les assureurs individuels du Lloyd. II suffira de citer les principales, telles que la Thames et Mersey, l'Universal, la London et Provincial, la British et Foreign, l'Union, la Maritime, fondée en 1864, le Globe (-1870) et le Standard (1872).

Enfin il existe en Angleterre de très nombreuses et très florissantes mutuelles, des clubs d'indemnité et de protection qui ont plus spécialement pour mission de défendre les intérêts professionnels et généraux des armateurs et de couvrir les risques que les polices ordinaires laissent à découvert, tels que surestaries, insolvabilité de l'affréteur ou du consignataire, manquants ou détérioration de la cargaison par faute du capitaine ou mauvais arrimage, etc.

Comment ces mutuelles ont-elles tant de succès en Angleterre, alors qu'aucune n'a pu prospérer en France. C'est ce que se demandent MM. Lyon-Caen et Renault, tome VI, page 191, et ils cherchent à en donner la raison. L'explication ne se trouve-t-elle pas tout simplement dans ce fait que la marine anglaise, tellement supérieure a la nôtre, fournit aux mutuelles une clientèle suffisante que la marine française ne peut fournir,- et surtout dans cette triste constatation que les armateurs anglais possèdent un esprit de solidarité et de discipline, qui malheureusement en  France ne brille pas du même éclat.