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La légion d'honneur à Eudes Riblier : Scandale ou la juste récompense des services rendus ?


Legion HonneurEncore un article ou je vais marcher sur des oeufs mais comme de nombreuses personnes s'intéressant à tout ce qui touche au "monde maritime, j'ai été surpris, pour ne pas dire plus, par l'annonce faite au Journal Officiel il y a quelques semaines de la nomination d'Eudes Riblier au rang de Chevalier de la Légion d'Honneur.
Cette promotion du 1er janvier n'aura pas fait exception aux grincements de dents ou aux débuts d'ulcères à l'estomac qui accompagnent systématiquement ou presque la publication de chaque Décret annonçant les nommés et les promus dans l'ordre de la Légion d'Honneur.
Rappelons brièvement que cet ordre a été créé par le premier Consul Napoléon Bonaparte en 1802 avec pour objectif (celà n'a pas changé, au moins dans le texte), de récompenser les mérites des citoyens, tant civils que militaires, et établir une émulation civique chez les notables.
Avant de fermer cette petite parenthèse historique, je ne résiste pas à rappeler la phrase prononcée par le premier consul le 8 mai 1802, à un membre du Conseil d'État qui l'interpelle sur le bien-fondé d'une décoration qui viole les principes révolutionnaires d'égalité, et auquel le Premier Consul rétorque : «On appelle cela des hochets ; eh bien, c'est avec des hochets qu'on mène les hommes !». Aucun jugement de ma part dans le rappel de cette phrase dont le précepte s'applique sans faillir depuis plus de deux cent ans, faisant moi-même partie de ceux qui aiment les hochets, tout en faisant également sienne la petite phrase de Jean d'Ormesson à propos de "la rouge" : Les honneurs, je les méprise, mais je ne déteste pas forcément ce que je méprise....
Voilà, c'est dit mais il est vrai que l'attribution de cette décoration cristallise très souvent un sentiment d'envie, de jalousie, une sorte d'anneau unique dans le monde réel...
Il arrive cependant que les interrogations quant à la pertinence d'une nomination apparaissent aller au delà de la simple jalousie de circonstance, et peuvent aller jusqu'à un réel sentiment de malaise, voire plus, de dévoiement de l'institution qui récompense des personnes dont les mérites éminents ne sautent pas forcément aux yeux. Pour être parfaitement clair, c'est un peu le sentiment que j'ai eu en apprenant la nomination de Mr Riblier.


Dans le cas présent, nul doute que les cendres de feu la compagnie SEAFRANCE sont encore suffisamment fûmantes pour ce qui touche de près ou de loin cette compagnie maritime enflamme à nouveau le petit monde maritime français.
Eudes RiblierRappelons en effet qu'Eudes Riblier a été Président du Directoire de SEAFRANCE entre 2001 et 2008 et que la responsabilité de la faillite de cette entreprise en 2011 lui a été largement imputée. L'homme n'en était cependant pas à son coup d'essai en matière de direction d'entreprises en difficulté puisqu'il officia pendant de longues années à la CGM avant sa privatisation, qu'il pris ensuite le poste de Directeur Général des Ateliers et Chantiers du Havre à une époque ou la fin était quasiment déjà annoncée, avant de rejoindre SeaFrance (on connaît la fin), et enfin de devenir le premier Président des Ecoles Supérieures de la Marine Marchande au devenir toujours incertain.
La charge la plus virulente est d'ailleurs venue de ces jeunes "hydros" dans l'éditorial de leur revue "Jeune Marine" du 3 janvier 2013 ou l'on pouvait lire ce cri du coeur : "Est-ce une compensation obtenue à la suite de sa non-reconduction à la présidence de l'ENSM, ou bien la reconnaissance d'un parcours étonnant qui n'a pas laissé de souvenirs impérissables au service technique de la CGM, aux ACH du Havre, chez SEA FRANCE ou à la tête de l'ENSM? L'ensemble des élèves, enseignants et personnels des quatre centres de l'ENSM apprécieront à sa juste valeur cette marque de reconnaissance accordée à ce « capitaine de navire » incapable de mener à bon port le navire dont il avait la charge."
L'article paru dans Nord Littoral le (Journal Local de la Région de Calais, siège opérationnel de la défunte compagnie SEAFRANCE) ne fait guère plus dans la dentelle et reprend à son compte la charge de "Jeune Marine".
Passé ce premier émoi, je me suis interrogé sur la notion de "mérites imminents" et sur le point de vue duquel on se place pour les juger.
L'article R-18 du Code de la Légion d'Honneur précise que "pour être admis au grade de chevalier, il faut justifier de services publics ou d'activités professionnelles d'une durée minimum de vingt années, assortis dans l'un et l'autre cas de mérites éminents."
Dans le cas qui nous occupe, quels seraient donc ces mérites justifiant qu'aujourd'hui, l'Etat lui attribue cette décoration ?
Logo CGMIl faut pour celà revenir sur son parcours professionnel (34 ans nous précise le Décret). Ingénieur du génie maritime diplômé de l'ENSTA, Mr Riblier commence sa carrière à la CGM au service technique ou nous dit-on, il ne laisse pas de grands souvenirs. Il y œuvrera pendant vingt-trois ans, et y finira Directeur Général Adjoint. Rappelons qu'à cette époque, la CGM est une entreprise publique qui sera privatisée en 1996 par Jacques Chirac qui la donnera (ou presque) à la CMA de la famille Saadé, aux termes d'une procédure a la regularité peu convaincante et pour le prix ridiculement bas de 3 millions d'euros (oui vous lisez bien et il n'y a pas d'erreur) au regard du patrimoine transféré (50 navires) mais avec des comptes tellement plombés que l'Etat aura du y injecter près de 200 millions d'euros cette année là, en plus des 350 millions d'euros déjà engloutis les années précédentes.
Passé cet episode, il devient en 1998 le nouveau Directeur Général des Ateliers Chantiers du Havre (ACH) ; un poste sans le moindre avenir puisqu'à cette époque, les chantiers de Graville sont déjà empêtrés dans la construction de trois chimiquiers pour l'armement STOLT. Au moment ou Eudes Riblier prend les commandes, le chantier est déjà condamné à la faillite, les navires étant bien trop complexes, trop différents de ce que le chantier sait faire et avec un client dont les exigences allaient au delà du raisonnable et spécialiste des commandes à des chantiers en difficulté (surnommé "yard killer")
Grande Traversee ACHDe manière assez logique, la fin du chantier s'est déroulée dans la douleur et la colère légitime des centaines de salariés qui perdront leur emploi dans les mois suivants.
Après cet épisode dont il se murmure qu'il laissera des traces indélébiles de méfiance, voire plus, envers la CGT, Eudes Riblier est recruté par Louis Gallois alors président de la SNCF, pour prendre en janvier 2001 la présidence de SeaFrance, en remplacement de Didier Bonnet, décédé en novembre 2000. Sa mission est de « faire tourner » une entreprise minée par les grèves. Durant les 7 années que vont durer son mandat, les choses vont cependant aller de mal en pis pour la compagnie. Pourtant, l'héritière de l'armement naval SNCF avait apparemment su résister, dans les années 1990, à de violentes lames de fond. Ces lames de fond successives s'appellent tunnel sous la Manche (mis en service en 1994), fin du pool Sealink (en 1996) ou encore arrêt du duty-free (1999), lequel représentait près de 40 % de son chiffre d'affaires.
Il faut dire que pour faire "tourner" l'entreprise, il va appliquer la "cogestion" avec le syndicat majoritaire CFDT. Ce système, dénoncé par la Cour des Comptes dans un rapport de 2009, a pour conséquence un gonflement ininterrompu de la masse salariale, alors pourtant que l'activité n'était pas florissante. La compagnie n'a ainsi enregistré que deux exercices tres faiblement positifs (2002 et 2007) au cours de son mandat. Mais, entre fin 2000 et fin 2009, son effectif est passé de 1.200 à 1.600 salariés. La direction suivante et les syndicats minoritaires (CGT, CGC, CFTC) ont accusé ce système de « cogestion » d'être à l'origine de bien des maux de la compagnie maritime car pour faire "tourner" l'entreprise, Eudes Riblier achetera la paix sociale au prix fort en laissant la CFDT s'immiscer et intervenir dans la gestion de l'entreprise, les recrutements, les promotions, etc...
Mais ce n'est pas tout. Si l'investissement dans les deux navires "Berlioz" et "Rodin" s'est avéré tout à fait pertinent au regard d'une flotte vieillissante et de plus en plus inadaptée au trafic sur le détroit du pas-de-calais, l'acquisition du navire « Molière », mi-2008, dans une certaine précipitation, a elle aussi participé à la pénalisation des comptes. Payé au prix fort de 105 millions d'euros à VEOLIA , il a fallu y ajouter 20 millions d'euros de travaux car il n'était pas adapté à la ligne Calais-Douvres (déployé auparavant entre le continent et la Corse, il a fallu notamment enlever les cabines passagers devenues inutiles). Ce navire avait vocation à remplacer les vieux « Cézanne » et « Renoir », mais ces derniers ont été conservés jusqu'à l'été 2009 pour répondre à la demande après l'incendie dans le tunnel sous la Manche fin 2008.
Logo SEAFRANCEEn 2009, SeaFrance s'est retrouvé écartelé entre la crise économique d'un côté, qui faisait chuter le marché du fret (65 % de ses recettes) et, de l'autre, sa masse salariale qui ne cessait de croître et aboutissait à des ratios de coûts salariaux / chiffre d'affaires très éloignés de ceux pratiqués par ses concurrents.
Durant toute cette période, il n'y a certes pas eu de grève....des équipages, mais en février-mars 2008, Eudes Riblier a toutefois essuyé - fait rarissime - une grève de dix-sept jours de la quasi-totalité de son état-major officiers, refusant pendant près de dix jours de les recevoir ! Sans doute la goutte d'eau de trop, même pour un actionnaire comme la SNCF.
En octobre 2008, Eudes Riblier quitte la présidence de SeaFrance (officiellement pour raisons de santé) et est remplacé par Pierre Fa, inspecteur général de la SNCF qui sera le dernier Président de SEAFRANCE, s'attelant aussitôt à dénoncer les accords signés entre la CFDT et la direction durant l'ère Riblier....on connaît la suite : plans de sauvetage, redressement judiciaire, et pour finir la liquidation....
L'Etat n'étant pas ingrat avec ses serviteurs, il quitte deux ans plus tard son poste de "conseiller du Président de la SNCF" pour celui premier président de l'Ecole Nationale Supérieure Maritime. Nommé à ce poste par arrêté du 23 novembre 2010 sur proposition du ministre de l'Ecologie, de l'Energie, du développement durable et de la Mer Jean-Louis Borlo et du secrétaire d'Etat chargé des Transports Dominique Bussereau, il est censé mener à bien la profonde réforme des écoles de la Marine Marchande qu'institue un Décret paru quelques semaines plus tôt et dont la mise en œuvre va s'avérer très complexe, à un moment ou l'horizon de l'emploi pour les élèves se bouche très fortement.
Logo ENSMCette situation précaire aurait du commencer à se solutionner avec la nomination d'un président. Selon le décret de création de l'école, celui-ci doit être choisi par le ministère (après avis du conseil d'administration) parmi les quatre personnes qualifiées nommées au conseil d'administration.
Un arrêté du 23 février 2012 confirmera Eudes Riblier comme membre du Conseil d'Administration. En mars, ce même conseil votera le principe de sa présidence. Pourtant, le Décret devant confirmer cette présidence ne viendra jamais, obligeant Eudes Riblier à en tirer les conséquences et à démissionner de son poste en octobre dernier.
A ce jour, Eudes Riblier n'exerce plus, à notre connaissance, de fonctions réellement opérationnelles en entreprise. Il lui reste, comme lot de consolation, la présidence de l'institut français de la mer, occupée auparavant par Francis Vallat, autre figure bien connue du monde maritime (et accessoirement épinglé de la "rouge" depuis 1998....)
En résumé, Eudes Riblier a, au cours de sa carrière, participé à la privatisation de la CGM, à la fermeture des ACH au Havre, au crépuscule de SEAFRANCE, à une réforme complexe et difficile de l'ENSM dont on ne devine difficilement encore aujourd'hui les objectifs réels ; Rien qui ne semble donc justifier une décoration aussi prestigieuse.
Pourtant, si ces états de service n'apparaissent pas forcément très glorieux au commun des mortels, ils peuvent au contraire s'analyser en de fiers services rendus à l'Etat qui a pu ainsi se sortir de situations particulièrement délicates (ACH), se séparer d'entreprises dans lesquelles l'Etat estimait ne plus rien avoir à faire (CGM, SEAFRANCE), réorganiser un système relativement rigide et inadapté (ENSM).
Alors, scandale ou décoration méritée ? A chacun de voir, selon son angle de vue...

 

Nos sources pour cet article

 

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