Promis par le Ministre Cuvillier après le mouvement de grève de janvier 2014, ce qu'il convient d'appeler le décret "Corsica Ferries" vient d'être publié au Journal Officiel du 6 août 2014.
Le décret dont le projet avait été présenté le 9 janvier dernier aux salariés de la SNCM et de La Méridionale devait permettre d'employer, sous contrat de travail français, les personnels navigants exerçant sur les liaisons régulières de courte distance entre ports français (autrement dit, les salariés de « Corsica Ferries devraient être aux « conditions françaises »)
En cela, ce projet de décret "anti-dumping social" était susceptible de mettre en cause le modèle économique sur lequel Corsica Ferries fonde ses dessertes de l'île et qui est dénoncé de longue date par les salariés des deux compagnies délégataires du service public. L'armateur basé à Bastia navigue sous pavillon international italien et emploie des marins d'Europe de l'Est, depuis que le règlement européen sur la libéralisation du cabotage est entré en vigueur en 1999 sur la Méditerranée. C'était d'ailleurs clairement l'objectif poursuivi par les syndicats de la SNCM.
Dans le protocole de sortie de grève de janvier 2014, on trouvait à l'époque la mention de ce point, saluée à l'époque par les syndicats : "C'est une avancée sociale pour l'ensemble des travailleurs français". Ceux de la SNCM, sûrement, ceux de Corsica Ferries, pas forcément. L'engagement du ministre avait été réitéré en mars 2014 et à la fin de la longue grève de juillet 2014.
La base était la Loi du 28 mai 2013 sur "l'État d'accueil". Le gouvernement avait ainsi décidé d'amender son décret d'application dans le sens des revendications des organisations syndicales. Il s'agissait d'étendre à l'ensemble des personnels opérant dans les eaux françaises "les règles du droit français".
Pour Frédéric Alpozzo et la CGT, c'était là un point essentiel pour faire cesser "le dumping social" de Corsica Ferries » se félicitant au passage que Frédéric Cuvillier ait reçu un "mandat politique" en conseil des ministres pour avancer sur ce point.
Après de long mois de discussions et d'aller et retour dans les ministères, auprès des professionnels et du Conseil Supérieur de la Marine Marchande, le Décret a finalement vu le jour. Et il ne semble pas réellement donner satisfaction à ceux qui l'attendaient le plus.
Sur un « juridique », il faut reconnaître qu'il n'y avait finalement pas grand-chose à attendre de ce Décret, sauf à se mettre en infraction avec les règles Européennes en matière de concurrence et de libre accès aux marchés.
Le dispositif de ce nouveau Décret précise ainsi les choses : Le fondement du Décret est la Loi du 28 mai 2013 portant diverses dispositions en matière d'infrastructures et de services de transports.
Cette Loi avait permis d'imposer, dans la limite du principe de libre circulation des services, l'application des règles sociales de l'Etat d'accueil aux salariés des navires pratiquant le cabotage maritime, y compris lorsque le navire remplit des obligations de service public ou relève d'une délégation de service public, ou utilisés pour fournir une prestation de service réalisée à titre principal dans les eaux territoriales ou intérieures françaises.
Ces dispositions de nature impérative concernent le droit du travail, les effectifs, la rémunération, la protection sociale et la langue de travail à bord. Elles visent à instaurer des règles de concurrence équitables entre les différents opérateurs quel que soit le pavillon des navires.
Le nouveau Décret en assure la traduction réglementaire. Il définit la procédure de déclaration d'activité préalable à laquelle doit se soumettre l'armateur ou son représentant auprès de la direction départementale des territoires et de la mer.
Il fixe également les règles applicables en matière de documents obligatoires pour les effectifs minimaux de sécurité, impose le respect de certaines exigences aux contrats de travail conclus avec les gens de mer, rend applicables aux navires soumis à l'Etat d'accueil certaines mesures d'urgence prévues par le code du travail, précise les formalités à accomplir en cas d'accident ou de maladie professionnelle et énumère les documents devant être tenus dans la langue de travail du bord à la disposition des personnes employées sur le navire.
Il définit également la liste des documents devant être tenus à la disposition des agents de contrôle et impose la traduction en langue française d'un certain nombre d'entre eux.
Sur un plan plus « politique », sa publication n'a visiblement pas répondu aux attentes des marins de la SNCM.
Joint par le site marsactu, Frédéric Alpozzo est toujours aussi critique : "Le texte n'est pas à la hauteur de ce nous espérions. Il n'est pas fait obligation à toutes les compagnies faisant du cabotage entre deux ports français d'appliquer des contrats de travail de droit français. S'il s'agit uniquement de traduire en langue française des contrats de travail de droit étranger, alors c'est se moquer du monde."
Même s'il fait état de cette question de langue, à la fois pour traduire les contrats de travail mais aussi en usage exclusif sur les navires, le texte du décret est tout de même plus large que cela.
Ainsi il prévoit la mise en œuvre de "dispositions de nature impérative concernant le droit du travail, les effectifs, la rémunération, la protection sociale."
Mais, là encore, Frédéric Alpozzo reste dubitatif sur la portée réelle du texte : "Bien entendu, on peut avoir une interprétation positive de ce décret et les syndicats vont en avoir une. Mais les patrons en auront sans doute une différente. Or, jusqu'à preuve du contraire, ce sont eux qui rédigent les contrats. C'est donc à ceux qui font la loi, c'est-à-dire au gouvernement de clarifier les choses. Parce que quand c'est flou, c'est qu'il y a un loup."
En effet, le décret n'est pas forcément très précis sur le niveau d'exigence demandé aux armateurs opérant du cabotage sur les côtes françaises. Ainsi les droits des personnels des navires sont ceux "applicables aux salariés employés par les entreprises de la même branche d'activité établies en France" et concernent un large champ. En revanche, le régime de protection sociale peut être celui "de l'un des Etats membres de l'Union européenne ou d'un État partie à l'accord sur l'Espace économique européen". Ces formulations sont en fait des copies conformes de celles qui concernent les travailleurs détachés, souvent employés dans le secteur du BTP.
Certes, la loi du 28 mai 2013 prévoit la prise en compte d'un certain nombre de risques liés à la maladie, aux accidents du travail, aux maladies professionnelles, à la famille, la vieillesse ou au chômage mais ce n'est là qu'un socle commun qui prend appui sur le droit européen en vigueur sans aller bien au-delà.
Le décret élargit tout de même ces dispositions à l'ensemble de ceux qui travaillent sur les navires et non pas aux seuls gens de mer. Elle oblige également l'armateur à un certain nombre de déclarations préalables qui devraient permettre de mieux encadrer les compagnies battant pavillon étranger. Pour sa part, le conseil consultatif de la marine marchande sollicité à deux reprises sur ce décret a donné un avis positif tout en craignant un risque de complexification administrative accrue.
À l'Assemblée nationale, en avril dernier, face aux critiques des députés de droite comme de gauche, Frédéric Cuvillier avait ardemment défendu son texte : "Il n'est peut-être pas parfait, j'en conviens, mais chacun est dans son rôle. Les organisations syndicales souhaitent aller plus loin, mais il ne serait pas responsable de notre part de prétendre qu'un dispositif plus exigeant soit à l'abri d'une annulation pour non-respect des dispositions européennes.
Nous sommes allés jusqu'aux frontières de ce qu'il était possible de faire en matière de régime social notamment, de sécurité, de contrôle et de sanction, car le pavillon français, vous le savez, est particulièrement attaqué, notamment pour son activité « ferries »."
Corsica Ferries, le principal visé, n'a pas encore réagi à la publication de ce Décret, mais ne devrait effectivement pas manquer de faire un recours si elle estimait ce Décret « non conforme ».
La prudence exprimée par le Ministre, et les réserves marquées des organisations syndicales semblent montrer que ce Décret, sans être inutile, n'apportera sans doute pas grand-chose aux problématiques rencontrées sur la desserte « Corse-Continent » et que son application, « in concreto » va sans doute encore générer de nombreux débats, voire des contentieux, notamment sur la mise en œuvre de ces « dispositions de nature impérative concernant le droit du travail, les effectifs, la rémunération, la protection sociale » dont parle le Décret.